J'espère que son sujet (que j'appelle "Lignes de Forces") va vous parler.
En ce qui me concerne, on touche ici au cœur véritable de ce qui m'occupe le plus intensément quand je construis une page (ou double-page) de bande dessinée. Tant que cette étape n'est pas aboutie au moment de faire le croquis de la page, je le referai, autant de fois qu'il le faudra, jusqu'à satisfaction.
Pour s'effacer derrière son récit, derrière ses personnages (c'est-à-dire raconter quelque chose, plutôt qu'épater la galerie), alors il faudra que le dessinateur se bagarre avec ces contingences de narration, jusqu'à ce que sa planche fonctionne en terme "d'émotion visuelle" (c'est-à-dire en mode de lecture du seul dessin).
Si ces règles me concernent, me passionnent, même, je n'irai pas jusqu'à prétendre qu'elles ont valeur universelle : A chacun d'inventer et réinventer ses propres règles... pour mieux les contourner si l'histoire (et votre personnalité) le demande !
Car un dessin peut être virtuose, savant, intellectualisé... mais néanmoins creux et sans émotion.
Bref, si cette histoire de "Lignes de forces" vous inspire, très bien.
Mais si ça vous bride, oubliez !
Drôle d'image, non ? Un symbole Yin-Yang superposé à une case du prochain Fox-Boy. Si j'arrive à être clair dans cette chronique, elle vous parlera beaucoup plus dans quelques minutes.
Let's go.
On reprend donc cette planche du tome 2 de Fox-Boy terminée hier (la 51ème en ce qui me concerne, mais je les fais dans le désordre) :
A présent, je l'ai grisée, pour mieux voir les éléments étudiés (ci-dessous).
En rouge, je dose deux valeurs : La précision du regard du lecteur et son intensité.
- Rouge "intense" = zone précise où se pose l'oeil (exemple en case 1, le petit groupe de 3 personnes)
- En rouge "dilué" = zone plus large, plus floue, que le regard embrasse plus largement, sans éléments plus forts les uns que les autres (toujours dans la case 1 : l'ensemble de la pièce que Pol et Anaïs découvrent en même temps que nous).
Toujours en case 1, la zone se referme naturellement par l'ajout de poutres noires en haut, et d'ombres portées sous le lit et le mur, comme un enclos refermé.
Vous voyez le principe ?
- Rouge intense pour un point précis,
- Rouge dilué pour une zone plus large qu'on embrasse du regard :
Généralement, on va du "précis" (rouge intense) vers le "global" (rouge dilué), comme on regarde d'abord le doigt pointé avant de suivre du regard ce qu'il nous désigne.
3 exceptions ici : case 5 (On part du visage en très gros plan de Pol, vers un petit point au loin), idem pour la case 6, et dernière case (contrechamps de la case 5 : le point qui semblait sans importance 5 cases plus tôt, nous est soudainement rappelé, et mise en avant. La fenêtre derrière laquelle nos héros n'est plus qu'un point de lumière, rappelant leur insignifiance, une fois le point de vue inversé).
La planche telle qu'elle sera publiée :
En gros, voici comment j'aimerais que vous lisiez cette planche :
Case 1 : On part des personnage pour découvrir une pièce dans laquelle le reste de la planche se déroule (puisque l'obcurité de ses abords englobe les cases suivantes, réduites à des "inserts".
Case 2 : On part de la tête de Alain ( en contrejour) et on descend vers Pol, circonscrit dans le "losange-rectangle" formé par le bras de Alain, le bas de la case, et la porte (dominance Alain).
Case 3 : C'est désormais de la forme de la valise et du bras d'Anaïs qu'on "encadre" Pol, pou remonter vers Anaïs (dominance : Anaïs).
Case 4 : Inverse de la 3. On repart de la petite Anaïs, vers le regard plein d'intensité de Pol en gros plan à la fenêtre (dominance Pol).
Case 5 : On part du visage de Pol vers l'objet de son regard au loin dans la nuit (Pol tout seul).
case 2 case 3 case 4 case 5
Case 6 : Un élément en début de case (Anaïs qui s'approche) nous attire l'oeil, sans outrance, avant de glisser vers Pol (dominance Pol).
Cases 7-8 : Anaïs remet les compteurs à zéro en sortant Pol de sa torpeur. Ici pour la première fois, ils reviennent "à égalité". Elle récupère son petit ami, et notre attention en même temps. Les deux personnages occupent une même (pleine) place dans ces deux cases. L'extérieur (lueurs mystérieuses) sont provisoirement oubliées.
Case 9 : Pol est en dominance, mais prépare en réalité le lecteur à se perdre dans les yeux et le sourire de l'irrésistible Anaïs. Il joue au macho, mais c'est bien elle qui mène la danse. Pol a perdu le fil de ses pensées, hypnotisé (vous aussi, j'espère). Anaïs a gagné, et moi avec elle.
case 6 case 7 case 8 case 9
Case 10 : Le fil des pensées de Pol atteste d'un oubli complet de l'élément fantastique extérieur, le "metteur en scène" (moi, donc), vous rappelle que cet élément se rappellera à nous en temps voulu.
On notera que jamais une bulle ne se trouve placée sur le chemin d'une ligne de force, mais sont disposées autour, comme des chiens de bergers autour du chemin d'un mouton.
Toujours là ?
Bravo !
On passe à la suite, alors !
Je vous dévoile maintenant des "fils invisibles", disposés ici pour m'aider à vous faire lire cette planche comme je viens de vous la décrire. Ces fils sont les chemins qui balisent ces mystérieuses "lignes de force" dont je fais le sujet de cette (longue) chronique. Ces fils sont subjectifs. Ils sont cachés dans les diagonales, perspectives, mouvements, points de fuite, et alignements d'éléments de dessin.
La preuve ?
Les voici "révélés" en vert :
A noter : On l'a vu, toute cette page raconte un rapport de force entre Pol et Anaïs.
Dès la première case, celle-ci est enjouée, enthousiaste, quand Pol est froid, éteint, et distant. Elle lui parle, il répond, tout au mieux. Ils ne sont jamais proches, jamais représentés à la même échelle, jusqu'à ce qu'Anaïs "force" sa solitude pour le gagner par sa meilleure arme : la séduction. Il se "retrouvent" enfin cases 7 et 8. Ils ont donc à nouveau la même valeur, et se touchent. Ces cases 7 et 8 montrent des lignes de force moins cassantes, plus douces, plus harmonieuses les unes avec les autres.
La 9 en est l'aboutissement : Les lignes deviennent courbes, s'épousent, se frôlent, et la masse noire (Pol) met en valeur la masse blanche (Anaïs), comme un écrin pour ses yeux (imparable !).
Le Yin-Yang, je ne l'ai pas fait exprès, je n'ai vu ce symbole qu'en rédigeant cette chronique. C'est alors le moment parfait pour souligner que beaucoup de ces lignes se font "instinctivement" : Par expérience, on pose les choses sans systématiquement tout se dire et intellectualiser.
Ici, le sens du yin-yang est clair : Pol et Anaïs "n'existent", ne sont mis en valeur, que parce que son opposé le définit, et le complète.
Toujours là ?
A l'heure des trente secondes de capacité maximale d'attention ?
Vous me faites honneur !
Je continue, alors.
Un petit rappel sur nos habitudes communes à nous autres : Nous lisons une page de BD suivant un "Z" :
Nous commençons naturellement en haut à gauche, puis filons vers la droite, avant d'opérer un mouvement de diagonale vers le bas à gauche, et filer à nouveau à droite.
Je m'appuie sur cette habitude de sens de lecture (ci-dessous en bleu) pour disposer mes "fils invisibles", au moment de composer mes cases, et appuyer ainsi mes lignes de forces (en rouge)
On combine à présent "fils invisibles" (en vert), et lignes de forces (rouge):
Voyez comme ces fils verts nous guident à l'intérieur d'une case... mais aussi comme ils nous guident... d'une case à l'autre !
Je remets tout une dernière fois, en grande taille, avec tous les éléments visuels superposés :
Bleu : Sens de lecture "Z"
Vert : "fils invisibles"
Synthèse des deux (mon but "ultime") : Lignes de force (en rouge)
N-B : A l'aune de ces informations, n'hésitez pas à revenir à la page telle quelle sera publiée, c-à-d en couleur, et cherchez comment l'utilisation de cette couleur sert aussi à appuyer toutes ces forces, et accompagner son propos.
Voilà !
J'espère ne pas trop vous avoir ennuyé (si vous êtes encore là, je peux espérer que non ?).
Pour conclure, il me semble donc qu'il est préférable de réussir à agencer sciemment des éléments dans une planche, plutôt que savoir dessiner prodigieusement... mais négliger ce processus là.
Le top, étant évidemment quand les deux soient présents.
Comme je l'ai répondu dans un commentaire(post précédent), je vous invite à (re)feuilleter des planches d'Alan Davis, Hal Foster, Alex Toth, Barry Windsor Smith, Will Eisner, Wrightson (pour les auteurs de comics), et/où Christian Rossi, Hermann pour les Français, en considérant leurs planches sous l'angle de ces fameuses lignes de force.
Exercice de vacances : Ouvrez des bande dessinées, et regardez, observez, voire, osez être critique !
Kenavo.
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